LA VIE DES ABEILLES par MAURICE MAETERLINCK (extraits…)
Essaim, essaim… quand tu nous tiens…
Enfin, c’est « l’esprit de la ruche » qui fixe l’heure du grand sacrifice annuel au génie de l’espèce,—je veux dire l’essaimage,—où un peuple entier, arrivé au faîte de sa prospérité et de sa puissance, abandonne soudain à la génération future toutes ses richesses, ses palais, ses demeures et le fruit de ses peines, pour aller chercher au loin l’incertitude et le dénuement d’une patrie nouvelle.
Voilà un acte qui, conscient ou non, passe certainement la morale humaine. Il ruine parfois, il appauvrit toujours, il disperse à coup sûr la ville bienheureuse pour obéir à une loi plus haute que le bonheur de la cité. Où se formule-telle, cette loi, qui, nous le verrons tout à l’heure, est loin d’être fatale et aveugle comme on le croit? Où, dans quelle assemblée, dans quel conseil, dans quelle sphère commune, siège-t-il, cet esprit auquel tous se soumettent, et qui est lui-même soumis à un devoir héroïque et à une raison toujours tournée vers l’avenir ?
Il en est de nos abeilles comme de la plupart des choses de ce monde ; nous observons quelques-unes de leurs habitudes, nous disons: elles font ceci, travaillent de cette façon, leurs reines naissent ainsi, leurs ouvrières restent vierges, elles essaiment à telle époque. Nous croyons les connaître et n’en demandons pas davantage. Nous les regardons se hâter de fleurs en fleurs; nous observons le va-et-vient frémissant de la ruche ; cette existence nous semble bien simple, et bornée comme les autres aux soucis instinctifs de la nourriture et de la reproduction. Mais que l’œil s’approche et tâche de se rendre compte, et voilà la complexité effroyable des phénomènes les plus naturels,
l’énigme de l’intelligence, de la volonté, des destinées, du but, des moyens et des causes, l’organisation incompréhensible du moindre acte de vie.
Donc, dans notre ruche, l’essaimage, la grande immolation aux dieux exigeants de la race, se prépare. Obéissant à l’ordre de «l’esprit» qui nous semble assez peu, explicable, attendu qu’il est exactement contraire à tous les instincts et à tous les sentiments de notre espèce, soixante à soixante dix-mille abeilles sur les quatre-vingts ou quatre-vingt-dix mille de la population totale, vont abandonner à l’heure prescrite la cité maternelle. Elles ne partiront point dans un moment d’angoisse, elles ne fuiront pas, dans une résolution subite et effarée, une patrie dévastée par la famine, la guerre ou la maladie. Non, l’exil est longuement médité et l’heure favorable patiemment attendue. Si la ruche est pauvre, éprouvée par les malheurs de la famille royale, les intempéries, le pillage, elles ne l’abandonnent point. Elles ne la quittent qu’à l’apogée de son bonheur, lorsque, après le travail forcené du printemps, l’immense palais de cire aux cent vingt mille cellules bien rangées regorge de miel nouveau et de cette farine d’arc-en-ciel qu’on appelle «le pain des abeilles» et qui sert à nourrir les
larves et les nymphes.
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Et cependant, l’attrait paraît irrésistible. C’est le délire du sacrifice, peut-être inconscient, ordonné par le dieu, c’est la fête du miel, la victoire de la race et de l’avenir, c’est le seul jour de joie, d’oubli et de folie, c’est l’unique dimanche des abeilles. C’est aussi, croirait-on, le seul jour où elles mangent à leur faim et connaissent pleinement la douceur du trésor qu’elles amassent. Elles ont l’air de prisonnières délivrées et subitement transportées dans un pays d’exubérance et de délassements. Elles exultent, ne se possèdent plus. Elles qui ne font jamais un mouvement imprécis ou inutile, elles vont, elles viennent, sortent, rentrent, ressortent pour exciter leurs sœurs, voir si la reine est prête, étourdir leur attente. Elles volent beaucoup plus haut que de coutume et font vibrer tout autour du rucher les feuillages des grands arbres. Elles n’ont plus ni craintes ni soucis. Elles ne sont plus farouches, tatillonnes, soupçonneuses, irritables, agressives, indomptables.
L’homme, le maître ignoré qu’elles ne reconnaissent jamais et qui ne parvient à les asservir qu’en se pliant à toutes leurs habitudes de travail, en respectant toutes leurs lois, en suivant pas à pas le sillon que trace dans la vie leur intelligence toujours dirigée vers le bien de demain et que rien ne déconcerte ni ne détourne de son but, l’homme peut les approcher, déchirer le rideau blond et tiède que forment autour de lui leurs tourbillons retentissants, les prendre dans la main, les cueillir, comme une grappe de fruits, elles sont aussi douces, aussi inoffensives qu’une nuée de libellules ou de phalènes et, ce jour-là, heureuses, ne possédant plus rien, confiantes en l’avenir, pourvu qu’on ne les sépare pas de leur reine qui porte en elle cet avenir, elles se soumettent à tout et ne blessent personne.
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C’est la première étape de l’essaim qu’on appelle «l’essaim primaire», à la tête duquel se trouve toujours la vieille reine. Il se pose d’habitude sur l’arbre ou l’arbuste le plus proche du rucher, car la reine, alourdie de ses œufs et n’ayant pas revu la lumière depuis son vol nuptial ou depuis l’essaimage de l’année précédente, hésite encore à se
lancer dans l’espace et parait avoir oublié l’usage de ses ailes.
L’apiculteur attend que la masse se soit bien agglomérée…
L’essaim demeurera où la reine est tombée, et fût-elle tombée seule dans la ruche, sa présence signalée toutes les abeilles, en longues files noires, dirigeront leurs pas vers la retraite maternelle; et tandis que la plupart y pénètrent en hâte, une multitude d’autres, s’arrêtant un instant sur le seuil des portes inconnues, y formeront les cercles d’allégresse solennelle dont elles ont coutume de saluer les événements heureux. Elles «battent le rappel»…
Si l’homme ne le recueille point, l’histoire de l’essaim ne finit pas ici. Il reste suspendu à la branche jusqu’au retour des ouvrières qui font l’office d’éclaireurs ou de fourriers ailés et qui, dès les premières minutes de l’essaimage, se sont dispersées dans toutes les directions pour aller à la recherche d’un logis…
Environ une semaine s’est écoulée depuis le départ de la vieille reine. Les nymphes princières qui dorment dans les capsules ne sont pas toutes du même âge, car il est de l’intérêt des abeilles que les naissances royales se succèdent à mesure qu’elles décideront qu’un deuxième, succèdent à mesure qu’elles décideront qu’un deuxième,
qu’un troisième ou même qu’un quatrième essaim sortira de la ruche. Depuis quelques heures elles ont graduellement aminci les parois de la capsule la plus mûre, et bientôt la jeune reine, qui de l’intérieur rongeait eu même temps le couvercle arrondi, montre la tête, sort à demi, et, aidée des gardiennes qui accourent, qui la brossent, la nettoient, la caressent, elle se dégage et fait ses premiers pas sur le rayon. Comme les ouvrières qui viennent de naître, elle est pâle et chancelante, mais au bout d’une dizaine de minutes ses jambes s’affermissent, et inquiète, sentant qu’elle n’est pas seule, qu’il lui faut conquérir son royaume, que des prétendantes sont cachées quelque part, elle parcourt les murailles de cire, à la recherche de ses rivales. Ici, la sagesse, les décisions mystérieuses de l’instinct, de l’esprit de la ruche, ou de l’assemblée des ouvrières interviennent. Le plus surprenant, quand on suit de l’œil, dans une ruche vitrée, la marche de ces événements, c’est qu’on n’observe jamais la moindre hésitation, la moindre division. On ne trouve aucun signe de discorde ou de discussion. Une unanimité préétablie règne seule, c’est l’atmosphère de la ville, et chacune des
abeilles paraît savoir d’avance ce que toutes les autres
penseront. Cependant le moment est pour elles des plus
graves : c’est, à proprement parler, la minute vitale de la cité. Elles ont à choisir entre trois ou quatre partis qui auront des conséquences lointaines, totalement différentes
et qu’un rien peut rendre funestes. Elles ont à concilier la passion ou le devoir inné de la multiplication de l’espèce avec la conservation de la souche et de ses rejetons.
Quelquefois elles se trompent, elles jettent successivement trois ou quatre essaims qui épuisent complètement la cité mère et qui, trop faibles eux-mêmes pour s’organiser
assez vite, surpris par notre climat qui n’est pas leur climat d’origine dont les abeilles gardent malgré tout la mémoire, succombent à l’entrée de l’hiver. Elles sont alors victimes de ce qu’on nomme, «la fièvre d’essaimage» qui est, comme la fièvre ordinaire, une sorte de réaction trop ardente de la vie, réaction qui dépasse le but, ferme le
cercle et retrouve la mort…
LA VIE DES ABEILLES
par
MAURICE MAETERLINCK